Articles : Tribune de Genève: Un travailleur humanitaire suisse de 81 ans croupit dans une prison tunisienne

Tribune de Genève: Un travailleur humanitaire suisse de 81 ans croupit dans une prison tunisienne
Les enfants de Mustapha Djemali, établis à Genève, dénoncent la détention arbitraire de leur père, un ex-haut responsable du HCR. Il a été arrêté il y a un an en Tunisie car son ONG porte assistance à des réfugiés.
En bref:
- Un Suisso-Tunisien, ex-haut responsable du HCR, et dont la famille vit à Genève, est détenu depuis un an en Tunisie. Son ONG apporte une aide logistique aux réfugiés.
- Âgé de 81 ans, l’homme souffre de conditions de détention préoccupantes.
- La famille Djemali demande une intervention diplomatique plus ferme de la Suisse.
Il semble loin le temps où la révolution de Jasmin, en 2011, donnait l’espoir au peuple de Tunisie d’en finir avec la dictature. Arrestations des voix critiques de la société civile, mainmise sur l’appareil judiciaire: le pays vit à l’heure des dérives autoritaires du régime en place depuis 2021, celui du président Kaïs Saïed. Or cette politique de fer fait des victimes jusqu’à Genève, touchant une famille de plein fouet.
Mustapha Djemali, ex-haut responsable au sein du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR), croupit en effet depuis un an dans la vétuste prison de Mornaguia, à 10 km à l’ouest de Tunis. Ce Suisso-Tunisien, dont la famille est établie à Genève, est âgé de 81 ans. L’État tunisien lui reproche son activisme à la tête d’une ONG qu’il a fondée, le Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR), laquelle collabore avec le HCR en Tunisie depuis 2019 et dont le travail était reconnu.
Mustapha Djemali est privé de médicaments
«Notre père s’est retrouvé pendant un an en détention provisoire, sans aucun chef d’inculpation, depuis le 3 mai 2024. Il vient d’être condamné, ce mardi 6 mai, pour des motifs dont nous n’avons pas le détail et pour une peine non spécifiée», explique le fils, Fadhel Djemali.
La fille du détenu, Yusra Djemali, actuellement en Tunisie, est elle aussi très inquiète: «Il a perdu 35 kilos en un an, il souffre d’une maladie qui nécessite des médicaments précis, auxquels il n’a pas droit. Cela fait un an qu’on se bat pour sa libération et, au moins, dans l’urgence, le respect de ses droits en prison, mais rien n’y fait. Même l’ambassade de Suisse en Tunisie ne parvient pas à obtenir le minimum vital.»
Mustapha Djemali a été arrêté alors que l’organisation qu’il a fondée en 2016 avait lancé un appel d’offres auprès de prestataires de services hôteliers afin de trouver un hébergement destiné à des demandeurs d’asile. Sur fond de xénophobie, l’affaire avait provoqué une campagne de dénigrement de l’action humanitaire en Tunisie. Le CTR s’est aussi vu soupçonné de «corruption».
Un climat complotiste en Tunisie
Dans une Tunisie en crise, l’exploitation de la thématique migratoire à des fins populistes n’a cessé de prendre de l’ampleur ces deux dernières années. Le président Kaïs Saïed accuse les organisations d’aide aux réfugiés d’«abriter des migrants illégaux d’Afrique subsaharienne», de «recevoir d’énormes fonds de l’étranger» et il traite ses responsables de «traîtres» et d’«agents de l’étranger».
En février 2023, reprenant la thèse complotiste du grand remplacement, Kaïs Saïed dénonçait même «un plan criminel visant à installer des migrants irréguliers d’Afrique subsaharienne dans le but de métamorphoser la composition démographique de la Tunisie».
L’ONG apporte une aide logistique
Fadhel Djemali explique que le CTR est un partenaire opérationnel du HCR qui fournit une aide logistique: «L’ONG ne prend aucune décision sur l’enregistrement des réfugiés et demandeurs d’asile en Tunisie. Elle est financée à 100% par le HCR et fait l’objet d’audits externes tous les quatre mois. En possession de la justice, ces audits ne révèlent aucune irrégularité».
Depuis l’arrestation de Mustapha Djemali, sa famille n’a eu de cesse de s’activer pour tenter de le sortir de prison. En mai et en août 2024, deux demandes de libération conditionnelle ont été successivement déposées auprès de la justice tunisienne, en vain. Une demande de détention domiciliaire, soutenue par le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et les Nations Unies, selon la famille, a également été rejetée en septembre 2024. Arrive maintenant cette condamnation; un appel a été immédiatement déposé.
Une détention abusive selon l’ONU
Mustapha Djemali a occupé des postes à responsabilité au sein du HCR, il a été notamment directeur régional du HCR pour l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et l’Asie de l’Ouest jusqu’en 2004. Il est reconnu comme une figure de l’aide humanitaire et sa détention fait réagir.
Mary Lawlor, rapporteuse des Nations Unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, dénonçait fin avril son emprisonnement, ainsi que celui d’Abderrazak Krimi, directeur de projet au sein du CTR. «Les deux défenseurs des droits des migrants faisaient un travail parfaitement légitime. Ils doivent être libérés et ne pas être traités comme des criminels», soulignait-elle.
Vaine intervention de la diplomatie suisse
Après avoir compté sur une discrète action diplomatique, «malheureusement restée sans effet à ce jour», Fadhel et Yusra Djemali actionnent tous les leviers possibles pour venir en aide à leur père et ont décidé de dénoncer publiquement cette affaire. «Nous demandons à Berne d’intensifier ses efforts diplomatiques et d’exercer une pression politique accrue sur le gouvernement tunisien», lancent-ils, se sentant, disent-ils, «abandonnés par la Suisse». La famille, aidée par l’ONG Legal Action Worldwide (LAW), sera bientôt reçue par des représentants de la Commission européenne, à Bruxelles.
Contactée, l’ambassade suisse à Tunis a renvoyé au DFAE le soin de répondre à nos questions. Sans donner de détails sur l’affaire, ce dernier assure qu’il suit «de près son évolution». «L’ambassade de Suisse en Tunisie et la centrale du DFAE à Berne sont intervenues au plus haut niveau auprès des autorités tunisiennes en faveur de ce citoyen suisse, qui possède également la nationalité tunisienne», indique son porte-parole, Valentin Clivaz.
Également contacté, le HCR constate que la suspension forcée des activités du CTR en Tunisie «a profondément entravé la fourniture de protection et d’assistance aux réfugiés». Il ajoute qu’il a évoqué à plusieurs reprises le cas des deux responsables emprisonnés avec les autorités.
En espérant malgré tout un dénouement positif, la famille passe son temps à faire des allers et retours entre Tunis et Genève. «Nous essayons d’apporter à notre père un minimum de réconfort et nous continuons de nous battre avec un avocat tunisien pour obtenir sa libération, souligne Yusra Djemali. Nous sommes très inquiets pour sa santé, il faut que ce cauchemar se termine au plus vite.»
L’article complet par Cathy Macherel sur tdg.ch.